Il a été l’avocat du FLN pendant la guerre de libération, Jacques Vergès tire sa révérence

Il a été l’avocat du FLN pendant la guerre de libération, Jacques Vergès tire sa révérence

Monstre sacré du barreau de Paris, cet avocat anticolonialiste, que ses amis algériens surnomment Mansour, a défendu pendant la guerre de Libération les militants du FLN en butte à la justice coloniale.

Il ne plaidera pas dans le dernier dossier pour lequel il s’était constitué en relation avec l’Algérie : celui des frères Abdelkader et Hocine Mohamed, deux GLD de Relizane dans les années 1990, inculpés à Nîmes pour “crimes contre l’humanité”. Maître Jacques Vergès, qui allait “incurablement bien”, selon sa délicieuse formule rappelée par Le Monde, ne sera donc pas là pour défendre les deux anciens Patriotes qui viennent d’être renvoyés aux assises dans l’indifférence la plus totale des autorités algériennes. Le célèbre avocat, militant anticolonialiste, défenseur du FLN, qui a hérissé le pouvoir algérien en se portant à la défense de Abassi Madani et de Ali Belhadj, en 1992, a tiré sa révérence jeudi soir à Paris.

Sa mort donne l’impression d’avoir été mise en scène par le “serial plaideur”, titre de sa pièce de théâtre écrite il y a quelques années. Il est décédé là où avait vécu le célèbre écrivain Voltaire, quelques instants avant de passer à table, terrassé par un arrêt cardiaque.

Dans la lutte de l’Algérie pour son indépendance, l’avocat, résistant conte l’occupation allemande de la France, avait trouvé le terrain pour promouvoir sa “défense de rupture” qui lui vaudra de la part des Algériens le surnom de Mansour (le victorieux). “Il n’y a rien à attendre de la connivence entre des avocats avec des magistrats qui ne représentent que l’ordre colonial. Le verdict étant certain, il faut faire du procès une tribune”, expliquait-il. “Il s’est servi des procès comme une tribune politique pour défendre ses idées. Il s’est servi du procès de Klaus Barbie pour faire le procès de la colonisation”, observait vendredi Me Alain Lévy, avocat de la Fédération nationale des déportés et internés. Son engagement en faveur du FLN lui vaudra d’être sur une liste noire des services secrets français. Au nom de la “guerre”, le Sdece recevait une “dérogation” pour tuer des avocats du FLN sur le sol français. D’ordinaire, les opérations du service Action obéissent à deux règles : des “cibles” étrangères­ jamais des citoyens français­ et des lieux toujours extérieurs au territoire. En tout cas, le patron du Sdece, le général Grossin, établit une liste noire d’avocats du collectif du FLN à tuer en métropole. Trois noms étaient : Ould Aoudia, Oussedik et Ben Abdallah. “Auxquels Jacques Foccart, éminence grise du général de Gaulle, ajoutait Jacques Vergès et Jacques Mercier” afin de “neutraliser en une seule frappe définitive” les avocats du FLN. C’est le socialiste et franc-maçon, Paul Grossin, qui refusait tout net d’exécuter ces deux “citoyens français”. Me Ould Aoudia n’avait pas échappé à la sentence.

C’est en avril 1957, que Me Vergès était appelé en Algérie pour défendre Djamila Bouhired. C’est en plaidant sa cause qu’il élabore sa stratégie de “défense de rupture” : au lieu de chercher à minimiser les faits et à obtenir l’indulgence des juges, l’avocat prend l’opinion à témoin et accuse le système d’être responsable des tortures infligées aux combattants. D’abord condamnée à mort, Djamila Bouhired sera graciée et épousera son avocat, converti à l’islam et qui s’installera en Algérie jusqu’en 1970.

Le 24 mai de cette année-là, une dépêche de l’AFP faisait état de “la plus vive inquiétude” de sa famille, “sans nouvelle” de l’avocat qui a quitté le 8 janvier son domicile algérien, où il résidait avec sa femme et ses enfants, pour se rendre à Paris “où il avait de nombreuses affaires à régler”. Dès le lendemain, son ami Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit, fait état, dans une déclaration à l’AFP, d’un message que lui a envoyé Jacques Vergès pour assurer qu’il “est en bonne santé et libre”. Mais, selon Jérôme Lindon, Jacques Vergès n’a fourni aucune précision sur son départ et l’endroit où il se trouve.

Huit ans plus tard, Jacques Vergès réapparaît à Paris, reprend ses activités d’avocat mais ne dira jamais où et avec qui il était. Était-il au Cambodge avec son ami Pol Pot chez les Khmers rouge, dans les pays de l’Est, exfiltré par la Stasi est-allemande, ou au Katanga pour une affaire de gros sous ? Nul ne le saura jamais, si ce n’est sans doute les services de renseignements. Il laissera toujours planer le mystère sur cette période, lâchant seulement, selon ses interlocuteurs, qu’il a passé des vacances “très à l’est de la France”, que “la vérité (sur sa disparition) est quelque part”, que cette “parenthèse était de très grandes vacances”, ou qu’il “est passé de l’autre côté du miroir”. L’avocat refusera toujours de “mettre une lumière” sur cette part d’ombre de sa vie. Moins de 24 heures après son décès, une poste a été indiquée hier par Barbet Schroeder, qui a réalisé un documentaire sur le célèbre avocat.

Selon lui, Jacques Vergès avait rejoint Wadie Haddad, une grande figure de la cause palestinienne. “Il a fini par aider l’Algérie à devenir indépendante. Il a tenté ensuite de retrouver l’ivresse de cette réussite en aidant la cause palestinienne”, a expliqué le réalisateur. Sa mort a été saluée par un concert de louanges de ses confrères, tempéré par certains d’entre eux. Le président du Conseil national des barreaux, Christian Charrière-Bournazel, a salué un “très brillant avocat”, “courageux” et “indépendant”. Me Olivier Morice a décrit Jacques Vergès comme un “immense avocat qui n’a jamais manqué de courage et qui restera dans l’histoire”. Pour l’avocate de Carlos, Isabelle Coutant-Peyre, “il avait une vision politique exemplaire du métier d’avocat et une expérience unique dans les grandes luttes du XXe siècle”. “Jacques Vergès était l’unique monstre sacré du barreau français”, a souligné Francis Vuillemin, l’un des trois défenseurs de Maurice Papon au procès de Bordeaux. “Quand il défendait Klaus Barbie, j’étais du côté des parties civiles. J’étais du bon côté, il était du mauvais, mais c’est ce qui fait la démocratie”, a réagi le député FN, Gilbert Collard.

“Il n’y a pas beaucoup de géants au barreau, mais lui incontestablement en était un”, avec “une période glorieuse quand il défendait le FLN algérien et une moins glorieuse quand il a commencé à défendre des mouvances terroristes comme la bande à Baader”, a jugé Me Georges Kiejman.

Ce concert de louanges a pourtant connu quelques bémols. Le magistrat Jean-Olivier Viout, l’un des représentants de l’accusation au procès Barbie en 1987, dit avoir été “énormément choqué” par certains propos de Vergès à l’adresse des victimes.

Mais M. Viout considère qu’il y avait “deux Vergès : celui devant les caméras et les micros, prétentieux, sentencieux et dans la provocation permanente ; le Jacques Vergès privé, un homme délicieux, plein d’attentions, truculent, drôle et qui ne se prend pas au sérieux”.

Me Alain Jakubowicz, qui représentait le Consistoire israélite de France lors du procès Barbie, a affirmé à que Me Vergès “n’a jamais été un modèle d’avocat”. “Il est plus exact de qualifier Jacques Vergès de “personnage’’ que d’avocat, compte tenu des méthodes de défense très controversées qu’il avait adoptées depuis le procès Barbie”, a expliqué Me Patrick Klugman.

Me Alain Lévy, avocat de la Fédération nationale des déportés et internés, s’est “étonné des louanges entendues”. “Il s’est servi des procès comme une tribune politique pour défendre ses idées. Il s’est servi du procès Barbie pour faire le procès de la colonisation”. “J’ai dit suffisamment mon hostilité à Jacques Vergès de son vivant et je m’abstiendrai de parler au moment de sa mort”, a déclaré Me Serge Klarsfeld, président de l’Association des fils et filles des déportés juifs de France.

Signe du caractère controvesé du personnage, sa mort n’a pas suscité de réaction au sein de la classe politique. Seul le Parti communiste réunionnais, fondé par Paul Vergès, jumeau de Jacques, a rendu un hommage fort à l’avocat décédé, assurant qu’il s’est voué sans relâche à “la défense de la dignité”.

“J’aurais défendu Hitler”, clamait ce bretteur en colère, pour ne pas dire en guerre, contre “les bonnes intentions, les procès truqués et l’ordre mondial”. “Quand un homme traqué frappe à ma porte, c’est toujours pour moi un roi dans son malheur”, ajoutait celui que Barbet Schroeder a dépeint dans un film comme “l’avocat de la terreur”.

Ses clients avaient un point commun : ils faisaient en général l’unanimité contre eux en Occident, à l’instar de membres de l’internationale terroriste des années 1970/80, du “révolutionnaire” vénézuélien Carlos, de l’activiste libanais Georges Ibrahim Abdallah, du criminel de guerre nazi, Klaus Barbie, du dictateur yougoslave, Slobodan Milosevic, ou de l’ancien dirigeant Khmer rouge, Kieu Samphan.

Quelques mois avant la fin du dictateur libyen, Mouammar Kadhafi, il s’était porté volontaire avec l’ancien ministre Roland Dumas pour déposer une plainte pour “crimes contre l’humanité” contre le président français, Nicolas Sarkozy, dont le pays a pris la tête des opérations de la coalition internationale en Libye. Me Vergès a aussi défendu, en vrac, des dirigeants africains (comme l’Ivoirien, Laurent Gbagbo), la fille de Marlon Brando, l’intellectuel négationniste.

A. O